A ses aspirants journalistes bordelais comme à ses disciples de la BD parisienne pris dans les affres de la page blanche, Pierre Christin conseillait toujours de se jeter à l’eau sans trop tourner autour de la piscine. Et n’oubliait jamais d’assortir ses recommandations d’une formule dont lui seul avait le secret, entre précision de l’image et gouaille des faubourgs de Paris qui l’avaient vu naître en 1938. Ce qui pouvait donner, selon l’inspiration de la minute, mais toujours de cette voix traînante de baryton tabagique : « à un moment, faut arrêter de faire flop-flop dans le pédiluve ! ».
Qu’il nous pardonne aujourd’hui, de là où il est – sans doute quelque part du côté de L’Empire des mille planètes 1 –, de nous être senti désemparé avant d’écrire ces lignes que nous aurions aimé ne jamais devoir rédiger. Ne disons pas « noircir ». Il aurait préféré « gratter », « barbouiller ». Mieux : « scribouiller ». Entre autres élégances, l’argot lui permettait de poétiser le réel, d’en faire ressortir toutes les aspérités, toutes ces écailles, lézardes et corrosions, toutes ces traces du passage du temps, ces signes d’effondrement qui l’émouvaient plus que tout.
Auteur de huit romans, d’un livret d’opéra, de multiples reportages (jusque sur le site de la centrale de Tchernobyl), scénariste de deux longs-métrages et de dizaines d’albums de bande dessinée (de Valérian et Laureline avec Jean-Claude Mézières à Partie de chasse avec Enki Bilal en passant par Agence Hardy avec Annie Goetzinger), pianiste émérite, Pierre Christin était aussi le cofondateur, avec Robert Escarpit, et premier directeur de l’école de journalisme de Bordeaux, d’abord connue sous le nom d’IUT Journalisme Bordeaux 3, devenue Institut de journalisme Bordeaux Aquitaine (IJBA) en 2006.
Cofondateur, oui, en 1967, dans des conditions épiques qu’il raconta à Édith Rémond dans « Journalisme, l’école de Bordeaux » 2.
Premier directeur, animé d’une détermination à toute épreuve, d’un sens avéré de la débrouille et toujours prêt au bras de fer.
Mais aussi, de retour de quelques années passées au cœur de facs américaines, professeur aux méthodes quelque peu révolutionnaires au regard des canons pédagogiques en vogue à l’époque dans l’enseignement supérieur français. Passeur d’écriture, libérateur de style, fût-ce au prix de corrections en forme de séances d’électrochocs.
Promoteur infatigable de ses jeunes diplômés dans les rédactions. Défenseur acharné d’une école qu’il voulait accessible, pour offrir à ceux qui n’étaient pas « fils ou filles d’archevêque » une chance d’accéder au métier de journaliste. On ne parlait pas encore d’ouverture des rédactions à la diversité en ces termes, mais ce fils de coiffeur entré à Sciences-Po Paris, auteur d’une thèse et devenu docteur, se montrait sensible à la question de la représentation sociale des médias.
Initiateur du déménagement de l’IUT au centre-ville de Bordeaux, propagateur d’intuitions souvent très justes, Pierre Christin a largement contribué à définir l’ADN de l’école et, grâce au duo qu’il sut former avec Édith Rémond, qui lui succéda à la direction, à l’installer à la place qui est aujourd’hui la sienne aux yeux de la profession. Plus encore, Pierre et Edith, dans leur alchimie et avec beaucoup de respect réciproque, à travers les valeurs qu’ils partageaient et la générosité dont ils savaient faire preuve chacun à sa manière, ont créé les conditions d’un attachement tout particulier des diplômés à cette école pas comme les autres. Pour beaucoup, il y eut un avant et un après Bordeaux. Nombreux sont celles et ceux qui l’ont ressenti – j’en fus – et à l’éprouver encore. Précieux cadeau de nos aînés, dont il faut prendre soin.
Le bâtisseur s’en est allé. Sa maison est vivante, peuplée et son esprit demeure, à travers l’attention portée aux parcours individuels des élèves, l’exigence d’écriture, l’intérêt pour toutes les formes de création et d’innovation aptes à renouveler les productions journalistiques et leurs formats. Pierre Christin ne fêtera pas les soixante ans de l’école avec nous, dans trois ans, mais nous penserons toujours fort à lui et tenterons d’être dignes de son héritage.
Toute la communauté de l’IJBA, ses personnels et personnels retraités, élèves et diplômés, partage l’infinie tristesse de Florence, son épouse, d’Olivier et Angèle, ses enfants, et leur présente ses plus sincères condoléances.
Chaleureuses pensées, sur quelques notes de jazz.